Le bonheur des marketeurs, le désespoir des progressistes
Nous avions en 2022 réalisé un exercice de classification (segmentation) de la population en fonction des valeurs des gens comme consommateurs et citoyens; lequel nous avait révélé une tendance encore plus surprenante que bien d’autres que nous sommes habitués d’observer.
Nous avions identifié un type d’individus épris de consommation, avide d’ascension sociale et extrêmement conservateur quant à sa vision de la famille et des rapports hommes-femmes, lequel est passé progressivement au Québec de 4 % de la population en 2010 à 21 % en 2022. Une progression fulgurante de 17 points en douze ans !
En 2023, la prévalence de ce type est demeurée exactement la même à 21 % de la population québécoise.
Nous avions nommé ce segment « Le Fier » parce qu’il affiche un extrême besoin de reconnaissance sociale.
Le texte qui suit est une mise à jour de ce travail à partir de nos données de 2023. Notons aussi que ces nouveaux résultats et leur interprétation sont tout à fait semblables à ce que nous avions obtenu en 2022.
Plus de deux personnes sur cinq dans ce segment (44 %) ont moins de 35 ans. Elles ont des revenus significativement plus élevés que la moyenne de la population et résident dans des agglomérations urbaines.
Elles représentent aussi près de deux personnes sur cinq chez les moins de 35 ans (38 %). Une nouvelle jeunesse est en train de peupler la société en voulant consommer goulûment tout en reproduisant les stéréotypes d’antan quant aux rôles des hommes et des femmes dans la société !
Comme nous l’avons souligné à maintes reprises dans nos textes précédents, la consommation est devenue une des « valeurs » les plus importantes dans notre société au cours des dernières années. Or, ces Fiers en sont, et de loin, les plus fidèles et enthousiastes protagonistes comme en témoigne le graphique qui suit.
Il y a certainement une opportunité formidable pour les marques de vérifier si elles retrouvent des proportions significatives de ce type de consommateurs chez leurs usagers et de s’adresser convenablement à eux avec pertinence.
Ces consommateurs affectionnent grandement les beaux emballages, préfèrent l’achat en ligne, sont très sensibles à la valeur ajoutée des options qu’on peut leur proposer et sont de grands adeptes des médias sociaux et des contenus en diffusion continue (streaming).
Notons quand même qu’ils sont engagés à soutenir les habitudes de consommation les plus « durables » possible autant sur le plan éthique qu’écologique. .
Un recul pour les valeurs progressistes de la société
Leur très grand enthousiasme pour la consommation peut certainement plaire au commerce de détail et à l’industrie des services. Mais pour les espoirs progressistes de la société, il s’agit certainement d’un recul.
Leur attachement aux stéréotypes traditionnels est saisissant. Il existe certes un certain néoconservatisme qui a progressé dans la société au cours des dernières années, mais ces individus en sont une des expressions les plus flamboyantes !
On voit très bien sur les deux graphiques qui suivent la progression de ce néoconservatisme dans la société québécoise, mais surtout celle de ces « Fiers » sur ces mêmes questions…
Ce phénomène s’explique avant tout par un profond sentiment de manque de contrôle sur sa vie que ressent de toute évidence ce Fier (d’où son ardent besoin de revalorisation personnelle). Il a l’impression d’être un peu déconnecté des changements sociaux tout en refusant cette potentielle marginalisation.
Un de nos articles publiés sur notre site web en juin 2022 traitait justement de la croissance de ce sentiment de manque d’emprise chez les gens et le néoconservatisme qu’il engendrait.
Cette tendance s'est poursuivie dans la même direction en 2023.
Un fort besoin d’évasion est certainement provoqué par ce type de posture mentale et la gratification par la consommation se présente comme l’exutoire rêvé.
Soulignons quand même que malgré ce sentiment de manque d'emprise sur sa vie, il se sent apte à s'adapter à l'incertitude de la vie actuelle, exprimant un vif sentiment de se dépasser socialement.
Les différents types de consommateurs et de citoyens
Nous avons mis l’accent jusqu’à maintenant sur notre segment le Fier parce que c’est certainement celui qui a connu l’évolution la plus importante et la plus surprenante. Il représente le phénomène de société le plus étonnant que nous ayons observé au cours des dernières années (en tant qu’expression de ce néoconservatisme qui se loge de plus en plus dans notre tissu social).
Cependant, il demeure important d’observer la situation des autres différents types de consommateurs et de citoyens.
Six segments composent ce panorama des différents types d’individus au Québec ...
Le Post-moderne (14 %)
Mu par une profonde quête d’accomplissement de son potentiel personnel et en plein contrôle sur tous les leviers de sa vie et de sa destinée, il est profondément motivé par des exigences d’épanouissement et d’expression de sa singularité et de sa créativité. Il croit ardemment à l’égalité des sexes et est extrêmement sensible et ouvert à toutes formes de diversité (sociale, ethnique, sexuelle, etc.) Il est fortement engagé à l’égard des enjeux écologiques et éthiques de l’époque.
C’est aussi un consommateur enthousiaste et « précoce » (early adopter), très stimulé par l’innovation, tout en aspirant à des habitudes de consommation durables et responsables.
Il est également très hédoniste et gourmand, voulant profiter de tous les plaisirs de la vie. Il privilégie un style de vie très santé. Il est tout à fait éclectique !
Il affiche une bonne consommation de produits de soins, il préfère faire ses achats en magasin même s’il préfère le télétravail à sa présence au bureau. C’est un adepte des médias sociaux, même s’il consomme davantage de contenu qu’il en publie et finalement c’est un grand adepte des contenus en ligne (streaming).
Ce type d’individu est composé d’une surreprésentation de femmes et de gens ayant des niveaux de scolarité plus élevés que la moyenne de la population.
Notons que ce segment est tout à fait stable sur le plan quantitatif, variant autour de 14 % de la population québécoise depuis 2010.
L’Hédoniste (16 %)
Il s’évade dans toutes les formes de gratifications qui lui sont accessibles, notamment dans les plaisirs de la consommation. Pour lui aussi, la société change trop vite. Il est très conservateur (égalité des sexes, diversité, etc.), à cause de sa difficulté de vivre avec la complexité et l’incertitude de la vie actuelle.
Sa priorité dans la vie est certainement sa quête insouciante de plaisirs. Il est totalement désengagé à l’égard de toutes causes sociales ou écologiques.
À plusieurs égards il est fort semblable au Fier : consommation, conservatisme et besoin de revalorisation.
Par contre, contrairement au Fier, il éprouve passablement de la difficulté à s'adapter à l'incertitude de la vie actuelle. Il est plutôt passif, dégustant ses plaisirs de façon plutôt apathique, sans aucunement exprimer le besoin de se surpasser socialement.
Il affiche une bonne consommation de médias sociaux, de contenus en ligne (streaming) et est un bon amateur de « divertissements pour adultes » !
Il est cependant en forte diminution au sein de la population québécoise, passant de 26 % en 2010 à 16 % en 2022 et tout à fait stable en 2023 (toujours à 16 %).
Sa proximité socioculturelle avec le Fier laisse à penser que plusieurs d’entre eux ont dû migrer vers ce dernier segment au cours des dernières années.
On y retrouve davantage de gens âgés de moins de 45 ans, d’ouvriers, de techniciens, de gens ayant des revenus dans la moyenne et de foyers avec enfants.
Le Fataliste (24 %)
Ce segment est aussi très conservateur et démontre surtout un très faible sentiment de contrôle sur sa vie, d’où son haut niveau de fatalisme : il est convaincu que la « fatalité » va finir par le rattraper !
Pour lui non seulement la société change trop vite, mais elle est devenue toxique, anxiogène. L’incertitude, le risque, la jungle sociale sont des manifestions d’un monde qui, selon lui, s’en va à la dérive et auquel il est difficile de s’adapter.
Son conservatisme est certainement nostalgique : tout était mieux dans le passé. Le monde, toujours selon lui, était moins complexe auparavant. D’où aussi la répulsion qu’il exprime à l’égard de toutes formes de diversité que l’on retrouve aujourd’hui dans la société (sociale, ethnique, sexuelle, etc.).
Il est frappant d’observer qu’il ne lit aucuns journaux et se tient très peu au courant de l’actualité. Il s’évade dans les jeux vidéo (gaming) et le sport télévisé ainsi que par la musique en continu (Spotify, YouTube, etc.)
Notons que ce segment a connu une chute assez importante au cours des années, passant de 30 % de la population québécoise en 2010 à 23 % en 2020 et à 24 % en 2023. Certains ont certainement migré vers le prochain segment le Circonspect ou encore vers le Fier en quête de défoulement.
On retrouve dans ce segment une surreprésentation d’hommes, de gens âgés de 55 ans et plus et de gens de faible niveau socioéconomique.
Le Circonspect (12 %)
Il a beaucoup de points en commun avec le Fataliste quant à sa vision apocalyptique de la société et de l’incertitude qu’il perçoit y régner.
Pourtant cette vision défaitiste et menaçante de la société ne le conduit pas à épouser des valeurs conservatrices. Il est pour l’égalité et l’émancipation des femmes et se sent malgré tout en contrôle de sa vie, ayant quand même la capacité de vivre avec son époque malgré la vision « darwiniste » qu’il en a.
Ce qui le caractérise avant tout c’est sa prudence, sa « circonspection », autant en ce qui concerne la consommation que dans la vie en général.
Il évite systématiquement tous les risques que la vie peut lui présenter. Ses critères d’achats sont essentiellement orientés sur le prix, tout en affichant un style de consommation des plus frugal, pratiquant une espèce de « simplicité forcée », replié sur lui-même. Il fait ses achats principalement dans les magasins à escomptes.
Il affiche une très faible consommation de médias sociaux, consommant les médias traditionnels et leurs contenus à heure de diffusion prévue par les diffuseurs.
Ce segment a connu une croissance de 6 points au cours des dernières années, passant de 5 % de la population québécoise en 2020 à 12 % en 2023, suivant ainsi le mouvement de la société dans sa difficulté de vivre avec les incertitudes du monde actuel.
On y retrouve une surreprésentation de gens âgés de 55 ans et plus, de faibles niveaux socioéconomiques et de gens vivant en région, hors des centres urbains.
Le « No-Logo » (13 %)
La référence à l’ouvrage de Noami Klein est délibérée (No Logo: Taking Aim at the Brand Bullies, Knopf Canada, Picador, December, 1999). Ces individus sont des « écolos » convaincus qui croient que la société de consommation fabrique des besoins auxquels il faut résister, particulièrement pour des raisons éthiques et écologiques. Ils affichent une frugalité qui est le propre de la « simplicité volontaire ».
En termes de valeurs personnelles, le No-Logo est assez emblable au Post-moderne, mis à part sa frugalité en consommation. Il se sent en plein contrôle de sa vie, affiche une vive volonté d’épanouissement personnel, croit profondément en l’égalité des sexes et accueille avec enthousiasme toutes les formes de diversité sociale.
Il faut quand même noter qu’il a une vision très pessimiste de l’avenir de la planète et est très sensible aux incertitudes de la vie actuelle.
Il favorise l’économie circulaire. Il répare. Pour lui, racheter est le dernier recours. Il jardine, prend plaisir à cuisiner. Il marche et prend les transports en commun. Il fait un très faible usage d’Internet, des médias sociaux et de l’écoute en continu et fait ses achats en magasin. Il consomme surtout des médias traditionnels.
Il a connu un recul de 8 points au cours des dernières années, passant de 21 % de la population québécoise en 2010 à 13 % en 2023. Certains individus de ce segment ont certainement migré vers le Circonspect, compte tenu justement de leur difficulté de vivre avec les incertitudes de la vie actuelle.
On retrouve dans ce segment une surreprésentation de femmes, de gens âgés de 55 ans et plus, de gens ayant des niveaux de scolarité universitaires et de personnes vivant dans de petites municipalités.
L’évolution des types de Québécois
Le tableau qui suit présente une synthèse des évolutions qu’ont connues chacun de ces segments au cours des dernières années.
Une vue d’ensemble de la disparité des consommateurs et citoyens québécois
Une façon fort pratique de permettre une vue d’ensemble de cette classification des Québécois consiste à projeter ces segments sur notre carte socioculturelle.
Cette carte est un condensé de toutes les valeurs que l’on suit en résumant ces dernières via deux axes qui divisent les gens selon la synthèse de leurs valeurs et cordes sensibles.
Notre carte montre des consommateurs et des citoyens ayant des postures mentales opposées…
Notons que cette dispersion est le résultat de l’évolution qu’ont connue les Québécois sur notre carte au cours des années, évolution à laquelle on peut ajouter nos hypothèses de transferts entre les segments (hypothèses, car nos études ne sont pas longitudinales).
Mais ces mouvements expriment très bien la croissance du sentiment de manque d’emprise chez les gens, et à son extrême, le néoconservatisme qu’il provoque (la société et ses marchés ont progressivement et constamment migré vers le haut de notre carte socioculturelle au cours des quinze dernières années).
Des opportunités commerciales et des dérives néoconservatrices potentielles
Il faut être prudent avec les exercices de projections voulant que les tendances actuelles continuent à évoluer dans les mêmes directions dans l’avenir. Mais il faut admettre que dans ce cas-ci, la tentation est très forte !
Peut-on penser que le monde va devenir moins complexe dans les années qui viennent et que les forces planétaires qui ont une incidence sur nos vies vont cesser de nous donner cette impression de perte de contrôle ?
Il est difficile de croire que ce sera le cas. On peut certainement imaginer un scénario dans lequel les tendances néoconservatrices vont continuer à s’exacerber. Elles s’organisent de mieux en mieux politiquement et dans divers réseaux.
L’exutoire de la consommation devrait aussi continuer à garder son attrait et même pourra croitre sous l’impulsion de cette nouvelle jeunesse de consommateurs avides (et conservateurs). Des marchés en santé sont certes à prévoir si l’on réussit, bien sûr, à juguler l’inflation.
Par ailleurs, le Canada est l’un des pays les plus progressistes dans le monde. On peut donc imaginer également un scénario d’adaptation à l’incertitude de la vie, particulièrement par nos politiques de répartition de la richesse.
Il faudra quand même voir à éduquer cette nouvelle jeunesse quant à l’héritage du pays en matière d’égalité, d’équité et d’humanisme !