La difficulté croissante des Canadiens à vivre avec leur époque
La surprise des derniers mois dans le domaine des sondages à l’échelle nationale est certainement la montée du Parti conservateur du Canada (PCC) dans les intentions de vote au niveau fédéral. À tel point que l’organisme de projection électorale à partir des sondages de l’industrie (Qc125), présente un scénario fort plausible selon lequel le PCC pourrait former un gouvernement majoritaire lors des prochaines élections (selon la mise à jour du site du 15 octobre 2023).
Après avoir vu M. Poilievre mettre de l’avant un agenda politique des plus populistes, sympathiser publiquement avec les camionneurs lors de la crise à Ottawa en février 2022, suggérer que l’on devrait congédier le gouverneur de la Banque du Canada, faire la promotion des cryptomonnaies ou encore promettre aux industries du pétrole et du gaz de leur faciliter la vie davantage, nous contemplons maintenant la possibilité que le PCC puisse former le prochain gouvernement à Ottawa, majoritaire de surcroit !
Après le « What does Quebec want ? », on peut certainement se demander aujourd’hui « What does Canada want ? »
Redonner aux Canadiens le contrôle sur leur vie !
Voilà certainement un thème important dans le discours de M. Poilievre : les Canadiens ont perdu le contrôle sur leur vie. Ce disant, il accuse le gouvernement d’en être responsable, particulièrement celui de M. Trudeau à cause de ses politiques, ces dernières années.
Il est vrai que des « forces » socio-économiques et géopolitiques qui, d’une part, dépassent l’emprise personnelle des citoyens ont, d’autre part, de plus en plus d’impact sur leurs vies. Néanmoins, la plupart du temps ces « forces » ont des origines principalement planétaires plus que locales (les changements climatiques, le prix des aliments, de l’énergie, etc.).
Est-ce qu’un gouvernement conservateur sous le leadership de M. Poilievre pourrait concrètement redonner aux Canadiens un sentiment de contrôle sur leur vie ? La discussion est ouverte.
Mais, il faut reconnaître que ce dernier appuie fort bien sur une corde de plus en plus sensible chez les citoyens au pays : ce sentiment croissant de manque d’emprise sur sa vie.
En effet, une des tendances de fond dans la société canadienne au cours des dernières années, comme nous l’avons souligné à maintes reprises dans nos textes, est justement ce sentiment de perte d’emprise. Voici un de nos indicateurs qui illustre bien le phénomène …
Les gens ont de plus en plus l’impression de devoir vivre avec une panoplie de contraintes sur lesquelles ils n’ont pas le contrôle et qui menacent l’intégrité de leur style de vie.
Or, il faut admettre que M. Poilievre joue très habilement sur ce sentiment croissant d’impuissance. Il est devenu « le » canal d’expression des Canadiens en perte d’emprise !
Le cynisme
Un phénomène associé (corrélé) avec cette tendance consiste en une perte de confiance dans les institutions et les élites de la société. Un nombre effarant d’individus au pays épousent des vues à saveur plutôt complotiste à l’égard de ces dernières, comme l’indique le tableau suivant…
La proportion de ceux qui s’estiment en accord avec ce dernier énoncé nous apparait énorme. Même si une pluralité s’estime « plutôt en accord » (38 %), l’idée rejoint globalement trois personnes sur cinq au pays (61 %)
Une proportion qui n’a cessé de croitre au cours des vingt dernières années … …
On note ici un certain relâchement de la tendance à la hausse du début de la pandémie (en 2020), les gens donnant davantage la chance aux institutions d’aider le pays à traverser cette épreuve. Mais la tendance est repartie à la hausse depuis.
Le cynisme et les partis politiques
Or, c’est précisément sur cette tendance au cynisme que « surfent » les partis politiques qui tiennent des discours populistes, dont le PCC.
Ces derniers suggèrent que ce sont les institutions, qu’ils croient corrompues, qui sont à la source du manque de contrôle sur nos vies et que sous leur leadership à eux le gouvernement redonnerait emprise, pouvoir et « liberté » aux citoyens.
Et les électeurs de ces partis y croient, comme le présente le tableau suivant…
La différence entre les électeurs du Parti conservateur et ceux du Parti libéral est effarante : vingt points (71 % pour les conservateurs vs 51 % pour les libéraux).
Mais, même chez les libéraux, l’énoncé à saveur complotiste recueille l’appui d’une majorité d’électeurs (51 %). Ce qui démontre l’étendue du cynisme au sein de la population canadienne.
Notons ici que pour refléter l’âme de la marque de chacun des partis, nous présentons des données sur les électeurs qui, sans aucune hésitation ou par conviction, voteraient pour chacun de ces partis. Nous évitons ceux qui hésitent à prendre position ou qui voguent d’un parti à l’autre selon le contexte.
On voit donc que le Parti conservateur (à 71 %) s’inscrit parfaitement dans cette mouvance complotiste qui présume que toutes nos élites et institutions n’ont de préoccupations que pour leurs intérêts au détriment de l’intérêt public. Et ceci s’inscrit tout à fait dans une tendance de fond de la société canadienne.
Cette mouvance est incarnée à merveille par M. Poilievre ! Ce dernier manœuvre fort habilement sur cette vague de ressentiment.
« La liberté »
Ayant à l’esprit cette tendance au cynisme au pays, la crise des camionneurs à Ottawa en 2022 nous inspira un nouveau questionnement pouvant ajouter à notre compréhension du phénomène. Une dimension additionnelle qui semble, elle aussi, s’inscrire dans un mouvement à la hausse (ici il faut être prudent, nous ne couvrons que deux années).
Mais quand même…
Encore une fois, une pluralité en 2023 (34 %) s’est prononcée « plutôt en accord » avec l’énoncé mais globalement nous rejoignons plus d’une personne sur deux (55 %) qui s’estime en accord avec l’idée. Cette proportion est en progression de sept points en seulement un an !
Ce qui est énorme, nous semble-t-il, pour un énoncé aussi tranché.
De plus, la relation avec les intentions de vote au fédéral est encore une fois saisissante et tout à fait cohérente avec la tendance décrite précédemment …
La différence entre le Parti conservateur et le Parti libéral est encore une fois saisissante : 37 points d’écart!
Le rôle des gouvernements
Derrière ces résultats se profilent aussi la vision et les attentes des citoyens à l’égard du rôle des gouvernements : interventionnistes et progressistes versus minimalistes et conservateurs (au sens philosophique du terme).
Pendant plus de quarante ans (des années 60 de Lester B. Pearson aux années 2000 de Paul Martin) ce qu’on a appelé l’élite laurentienne incarnée par le Parti libéral du Canada a dirigé, voire dominé le pays, lui forgeant son identité et lui imposant un agenda progressiste et humaniste. Durant cette période, même les conservateurs s’affichaient comme « progressistes-conservateurs » !
Ce « consensus politique » imposé par l’élite laurentienne, s’exprime clairement dans la différence entre le Québec et le reste du pays sur la question suivante…
Vingt-deux points d’écart entre les deux solitudes ! Une différence qui s’exprime éloquemment à travers les intentions de vote et qui incarne ces visions radicalement opposées du rôle de l’État dans la société …
Il est intéressant d’observer que chez tous les partis politiques fédéraux, on retrouve des majorités d’électeurs qui s’opposent à un rôle plus interventionniste de l’État, à l’exception du Bloc québécois (55 % vs 25 % chez les conservateurs : 30 points d’écart). Le Bloc exprime clairement ici la « distinctivité » québécoise, plus progressiste, humaniste et sociale-démocrate.
Les électeurs du Parti conservateur affichent le taux d’appui le plus bas à cet énoncé, exprimant ainsi clairement leur profonde identification à la philosophie conservatrice.
Notons par ailleurs qu’au Québec, à cette même question, on obtient une proportion « d’accord » de trois personnes sur cinq (59 %) à la fois chez les électeurs du Parti québécois que chez ceux de Québec solidaire (ceci toujours comparé à 52 % pour l’ensemble des Québécois).
Le conservatisme dans sa plus pure expression
Fondamentalement, le conservatisme s’oppose à l’intervention de l’État dans la vie sociale, croyant que celle-ci obéit à des règles naturelles ou même divines, lesquelles ne peuvent et ne doivent être manipulées par les gouvernements. Selon cette vision, « l’Homme » n’a pas à interférer face à ce dessein ontologique !
D’ailleurs cette vision suit une autre tendance qui marque la société canadienne et que nous nommons « le darwinisme social ». L’idée que dans la société, les individus se comportent et doivent se comporter sur le même modèle que ce que l'on observe dans la nature (la survie du plus fort).
Cette tendance exprime la progression d’un certain fatalisme dans la société, lequel va de pair avec le sentiment de perte de contrôle sur sa vie.
Comme si le monde dans lequel nous vivons maintenant nous éloignait fatalement des idéaux socio-démocrates et progressistes qui animaient le pays il n’y a pas si longtemps. Et surtout qu’on n’y peut rien, car « la société, le monde, la vie évoluent ainsi ! »
Notons que 2020 fait un peu exception à la tendance d’ensemble. Le début de la pandémie a vraiment donné l’impression aux gens que ce coup-là, on ne pouvait pas « sauver tout le monde ». Ce qui est l’esprit de cette tendance qui fut exacerbée lors de l’éclosion de la COVID-19 en 2020.
Encore une fois, le conservatisme se présente comme une expression légitime face à cette tendance au darwinisme ...
Les électeurs du Parti conservateur sont les plus nombreux à donner leur appui à notre énoncé « darwiniste » (64 %), alors que ce sont les néo-démocrates qui s’y opposent le plus (32 %), fidèles à leur tradition humaniste.
Le conservatisme et l’immigration
L’immigration, particulièrement au rythme actuel, va certainement profondément transformer le tissu social du pays au cours des prochaines années. Ce qui est déjà bien commencé de toute façon puisque 20 % de la population canadienne n’est pas née au pays et que 50 % des Canadiens, une personne sur deux, a des origines ethniques autres que britanniques ou françaises.
Or, cette transformation du tissu social canadien dûe à l’immigration, en heurte plusieurs, comme le démontre le graphique suivant ….
Pour plusieurs, l’immigration est ressentie comme une menace à notre intégrité culturelle, à notre identité, ce que plusieurs politiciens ont exploité de manière fort démagogique au cours des années.
L’immigration est perçue par plusieurs comme une confirmation que notre société change trop vite, une société dans laquelle ils ne se reconnaissent plus.
Or, si par définition les conservateurs s’opposent au changement, l’immigration est certainement un phénomène qui les irrite, comme le démontre le graphique suivant…
La différence entre les conservateurs, les libéraux et le NPD est encore éloquente ici (24 points face aux libéraux et 25 face au Nouveau Parti démocratique). La protection de l’identité traditionnelle canadienne s’oppose ici au multiculturalisme du Parti libéral et à l’humanisme du NPD.
Sans oublier la spécificité québécoise chez le Bloc à 44 %, laquelle est nourrie à souhait par la politique du Québec foncièrement axée sur la protection de la langue et de celle de l’identité (lesquelles ont remplacé le débat sur la souveraineté).
Une nouvelle pertinence socio-politique pour le Parti conservateur du Canada
La croissance …
d’un cynisme marqué chez les citoyens au pays,
d’un sentiment de manque d’emprise sur sa vie,
d’une perception voulant que les gouvernements actuels et les élites en soient responsables,
de l’idée que la société change trop vite et qu’il est difficile de s’y adapter
Tous des phénomènes qui marquent de plus en plus la société canadienne et sur lesquels le PCC « surfe » à merveille !
En fait, on observe ces tendances chez le Parti conservateur depuis plusieurs années. Mais, comme pour tous les mouvements politiques au monde, pour qu’ils puissent prendre leur envol, ils doivent avoir un leader qui sait bien incarner leur âme, leur ADN, leurs valeurs.
Un leader qui sait parler aux gens avec émotion et pertinence, qui sait « faire vibrer leurs cordes sensibles ».
Or, les conservateurs, l’ont trouvé. M. Poilievre incarne parfaitement bien toutes ces tendances qui marquent l’esprit d’une partie importante et croissante de la population au pays. Il leur donne vie, avec passion même - intéressant pour un Canadien anglais de Calgary !
Dans un tel contexte, un scénario axé sur la formation d’un prochain gouvernement conservateur majoritaire à Ottawa nous apparait comme tout à fait réaliste.
N’en déplaise aux héritiers de l’élite laurentienne qui a façonné le pays depuis les années 60 et à tous les progressistes qui risquent de devoir ronger leur frein pendant plusieurs années à venir !
Précisons quand même que tout ce travail se base sur des sondages et que, parfois, comme pour la météo, la vie peut nous réserver des surprises ! D’autant plus qu’on ne prévoit pas d’élections fédérales à court terme.