Le pays forme une société qui peine de plus en plus à intégrer sa jeunesse.
Les dix dernières années ont malheureusement permis d’observer une croissance importante des crimes « graves » au pays. Ce que Statistique Canada désigne par l’Indice de gravité de la criminalité (Crime Severity Index - CSI) a bondi de 68,7 en 2013 à 80,5 en 2023 (dernière année complète disponible). De plus, parmi les auteurs de crimes graves tels que les homicides, les hommes sont largement surreprésentés, avec un âge médian autour de 30 ans pour les agresseurs. Les jeunes adultes ont également un taux élevé de participation à des crimes impliquant des armes ou des agressions graves (selon les mêmes sources).
Par ailleurs, la montée de ces événements dramatiques, et leur couverture médiatique, ont lancé un débat sur la santé mentale au pays, suivant la prémisse, qui n’est peut-être pas totalement dénuée de sens, qu’il ne faut certainement pas avoir toute sa tête pour commettre de tels crimes !
Mais même si ce raisonnement peut paraitre légitime, nous croyons plutôt que ce genre de phénomènes sociaux est davantage le produit d’une polarisation sociale qui isole des individus, particulièrement des jeunes, dans des « styles de vie » qui prédisposent à de telles dysfonctions sociales.
À partir des résultats de nos études, nous croyons que cette criminalité est plutôt le résultat de problèmes de marginalisation, de « déconnexion » face au monde dans lequel on vit et face aux exigences du vivre ensemble dans la société.
Il va de soi que nos sondages ne peuvent dépister spécifiquement ces individus souffrant de marginalisation extrême qui pourrait les conduire à sombrer dans la criminalité. Par contre, si on accepte cette hypothèse voulant que la « déconnexion sociale » et certains phénomènes qui y sont associés pourraient être un déclencheur de ces crimes, cette déconnexion se mesure aisément.
Plusieurs indicateurs sont utilisés dans nos enquêtes pour mesurer ces phénomènes. Nous en retenons quelques-uns ici qui sont, à notre avis, fort éloquents à ce sujet. Notons cependant que ces résultats et les tendances observées sont assez similaires d’une provinces à l’autre, voilà pourquoi nous centrons notre analyse dans ce texte sur l’ensemble du Canada.
La déconnexion sociale au pays
Premièrement, le fait de ne pas se sentir « connecté » à ce qui se passe dans le monde autour de soi.
Une personne sur deux au pays (49 %) est d’accord pour dire qu’elle se sent, au moins dans une certaine mesure, marginalisée face à ce qui se passe dans la société autour d’elle. L'importance de cette proportion nous semble tout à fait dramatique, d’autant plus qu’elle est en constante progression depuis une douzaine d’années.
Mais ce qui est encore plus dramatique, c’est d’observer que cette tendance est encore beaucoup plus prononcée chez les 18 à 34 ans, atteignant trois jeunes sur cinq en 2024 (59 %).
Ces individus vivent plutôt mal avec le monde qui les entoure et avec lequel ils doivent composer.
Ainsi, si la tendance se maintient, comme on le dit si bien, ce phénomène de marginalisation ne semble pas être en voie de s’apaiser. Notre société produit une telle marginalisation à un rythme qui s’accélère d’une année à l’autre, particulièrement chez les plus jeunes. Comme si de plus en plus, ces nouvelles générations ne trouvaient pas leur place dans notre monde !
L’absence de but dans sa vie
Par ailleurs, un phénomène corollaire grandement associé à ce sentiment de ne pas avoir de place dans la société, est celui d’avoir l’impression de ne pas avoir de but dans sa vie, de mener une existence dans laquelle on ne trouve pas de sens.
Ce sentiment s’exprime dans des proportions assez semblables à celles de la déconnexion sociale comme en témoigne le tableau suivant :
Et encore une fois, cette triste tendance est à la hausse depuis les douze dernières années et toujours particulièrement chez les plus jeunes.
Un Néo-conservatisme
Parallèlement à ces postures de malaise psychosocial, on voit se développer dans la société canadienne des valeurs néo-conservatrices que l’on aurait pu croire révolues.
Un néo-machisme associé à certaines postures d’autorité patriarcale a progressé au pays au cours des dernières années, et encore une fois particulièrement chez les jeunes, comme le démontrent les graphiques suivants :
Tout comme une volonté de supériorité de l’homme par rapport à la femme dans la société :
En fait, derrière toutes ces diverses postures mentales, on sent vraiment s’exprimer une certaine quête d’identité. Des individus qui arrivent difficilement à mettre du sens à leur vie et à se sentir connectés au monde dans lequel ils vivent, peuvent finir par se sentir dévalorisés, marginalisés, tout en refusant de ressentir ce genre de perception d’eux-mêmes.
Plusieurs vont, par conséquent, chercher à se créer des vies parallèles, des styles de vie dans lesquels ils vont se revaloriser, exister, se créer des identités qu’ils peuvent considérer comme méritoires.
On peut imaginer par exemple des sous-cultures de gangs de rue, baignant dans le hip hop, cultivant des identités clinquantes à souhait et vivant en marge des règles sociales, comme l’expriment les graphiques suivants avec toujours des surreprésentations marquées chez les jeunes.
D’abord pour le clinquant :
La banalisation de la violence
Sans suggérer un lien causal, nos analyses de corrélation nous montrent clairement que les tendances précédentes sont quand même relativement associées à l’émergence d’une nouvelle légitimité de la violence, particulièrement encore une fois chez les jeunes :
Il va sans dire que tous ceux qui se sentent déconnectés de la société dans son ensemble, qui peinent à mettre un sens à leur vie ou encore qui aspirent à une société patriarcale n’en viennent pas tous à devenir violents ou que même ceux qui « fantasment » sur des exultations de violence ne finissent pas tous par passer à l’acte et à commettre des crimes.
Mais on peut quand même comprendre que pousser à l’extrême, l’expression de l’ensemble de ces tendances peut s’intégrer dans des « styles de vie » dans lesquels violence et criminalité peuvent trouver leur place.
En fait, notre société par sa complexité, son rythme de changement dans tous les domaines de vie, son incertitude croissante, etc., tous ces facteurs fabriquent des exclus, des gens vivant en marge des consensus populaires.
Les motivations et postures mentales de ces types d’individus sont en fait à la source de plusieurs des dérives auxquelles on assite dans notre société depuis quelques années. On peut croire que la croissance de cette marginalisation finit par trouver de plus en plus d’occasions d’exutoires (les médias sociaux aidant ou même exacerbant).
Soit, ces individus s’isolent dans des mondes à part, stimulés justement par les médias sociaux, ou encore s’intègrent dans des « communautés » qui partagent le même type de cynisme qu’eux-mêmes (culture de gangs ou de rue, ou encore de graffitis, ces derniers s’inscrivant dans une volonté de réappropriation des espaces urbains par des communautés d’exclus, etc.).
Ils peuvent vivre passablement de détresse et de souffrance ou encore de frustrations et de rage. La criminalité peut y devenir un mode d’expression, une quête d’identité, tout comme un exutoire.
Que l’on pense aux mouvements d’extrême droite, aux expressions de masculinité toxique, aux Incels, à la violence à l’égard des femmes, aux féminicides, aux actes de terrorisme, etc., tous ces phénomènes semblent puiser leurs racines dans ce sentiment de se trouver en porte à faux avec le monde actuel, tout en exultant sa marginalité avec force.
En fait, il peut même sembler étonnant qu’avec le portrait de ces individus, et leur nombre, des explosions de violence inouïes ne se produisent pas plus souvent !
Les plus jeunes générations
Malheureusement, nos enquêtes, tout comme la plupart de celles que notre industrie réalise, ne reflètent que les réalités des adultes âgés de 18 ans et plus. Ce qui nous amène à nous interroger sur les valeurs et motivations des plus jeunes, des adolescents au pays.
Nous avons porté notre attention sur les 18-34 ans dans ce travail, puisque les données officielles nous indiquent que c’est dans ce groupe d’âge que l’on mesure la plus haute prévalence de crimes graves au pays.
Mais, plus on descend en âge, vers les jeunes d’environ de 18 ans par exemple, plus ces tendances restent les mêmes, ou même s’amplifient, notamment en ce qui concerne la banalisation de la violence …
À titre d’exemple, voici le précédent graphique, mais incluant les groupes d’âge de 18 à 24 ans au lieu des 18 à 34 ans :
On peut donc conclure ici avec un scénario voulant que plus les plus jeunes générations d’adolescents vont intégrer le « monde des adultes », plus l’ensemble de ces tendances risque de continuer à progresser vers le haut. Enfin, à moins qu’on puisse réengager ces jeunes dans la société.
Nous ne spéculerons pas sur l’avenir des résultats de l’Indice de gravité de la criminalité au pays (Crime Severity Index - CSI), mais disons que les tendances actuelles sont de mauvais augures !
Espérons qu’on se trompe !