Un « théâtre » néoconservateur qui exprimerait plutôt la recherche d’un terrain d’affirmation et une quête de sens ?

« Si certains hommes restent longtemps célibataires alors qu’ils aimeraient être en couple, c’est parce que les femmes sont généralement trop superficielles et uniquement attirées par les hommes au physique parfait »
Le succès retentissant de la mini-série britannique Adolescence, disponible sur Netflix, nous a inspirés la rédaction de ce texte.
Nous avions dans nos bases de données les résultats à la question précédente, entre 2019 et 2023 qui pouvaient certainement nous donner une idée de l’état des lieux au pays sur cet enjeu (même si les résultats datent de deux ans, on peut imaginer que la réalité actuelle est assez semblable).
De plus, ces résultats étant à toutes fins pratiques presque identiques dans toutes les régions et provinces du pays, nous avons porté notre analyse sur l’ensemble du Canada.
Ainsi, dans l’ensemble de la population Canadienne, 11 % des adultes (18 ans et plus) sont d’accord avec l’énoncé présenté en introduction, un résultat tout à fait stable, en ce qui a trait à l’ensemble de la population entre 2019 et 2023, années lors desquelles nous l’avons mesuré.
Mais en effectuant de multiples analyses statistiques sur ces résultats, un segment bien spécifique de la population nous est apparu comme très distinctif sur le sujet, avec des scores très élevés et même en croissance entre 2019 et 2023 : les jeunes hommes âgés de 18 à 24 ans, segment sur lequel nous nous penchons dans ce texte.
Le graphique qui suit en présente le détail …
Une masculinité toxique évidente s’exprime à travers ces résultats. Chez certains, une proportion hors du commun adhère à cette posture d’incels au pays : un jeune homme sur trois (34 %) s’estimant tout à fait d’accord avec l’énoncé !
On peut certainement blâmer les médias sociaux, les influenceurs masculinistes et tous les contenus toxiques auxquels ces jeunes peuvent avoir accès, mais nous sommes portés à croire que l’adhésion à cette posture d’incels ne peut pas être uniquement réduite à une vision du rôle des femmes dans les rapports sociaux (même si elle l’est sans aucun doute !).
Un contexte socio-économique et socio-culturel plus large est certainement sous-jacent à cette réalité. Ces jeunes hommes évoluent dans une réalité psychosociologique qui tend à les inciter à entretenir de tels rapports avec les femmes.
Tout d’abord, il faut noter que ces jeunes hommes tout à fait d’accord avec l’énoncé ont tendance à se retrouver dans des milieux socio-économiques moins privilégiés que le reste de la population. Ils ont des revenus et des niveaux de scolarité plus faibles. On y retrouve aussi une sur-représentation d’ouvriers et de cols bleus.
De plus, quatre grands types de postures mentales viennent conditionner cette « toxicité socio-psychologique » dans laquelle évoluent ces jeunes hommes :
1. Un sentiment d’exclusion sociale et un fatalisme à l’égard de la vie,
2. Une méfiance à l’égard des institutions, une perméabilité au complotisme (une frustration évidente),
3. Un besoin de revalorisation, de reconnaissance sociale,
4. Une reconstruction compensatoire de leur identité, via des postures masculinistes et néo-conservatrices.
Un sentiment d’exclusion sociale
Malheureusement, une partie importante des gens au pays ont de la difficulté à se sentir « branchée » sur le monde dans lequel on vit. Pour certains, la vie change trop vite. Les codes d’identité, les rôles sociaux se font et se défont selon les mouvements d’expression personnelle de chacun (à titre d’exemple, pour certains, c’est à se demander ce qu’est un homme ou une femme aujourd’hui, et malheureusement ils trouvent des réponses dans des stéréotypes traditionnels qui pullulent sur les réseaux sociaux).
Dans ce contexte, un Canadien sur deux (47 %) est d’accord à admettre qu’il ne se sent pas vraiment connecté(e) à ce qui se passe dans la société (10 % tout à fait d’accord avec l’énoncé).
Mais encore une fois, chez les hommes de 18 à 24 ans, on est à 67 % à se sentir « déconnecté » (25 % tout à fait d’accord) … :
Cette perception de déconnexion nourrit un sentiment d’exclusion, de rejet de la part de la société; Comme si ces individus n’y avaient pas leur place, comme si on récusait la légitimité de leur existence. Comme un sentiment d’être un citoyen de seconde zone.
Un ressenti qui finit par remettre en question le sens de leur vie, comme en témoigne les résultats suivants …
Ainsi, au sentiment de marginalisation sociale, vient s’ajouter un manque de projection personnelle : une proportion élevée de jeunes ne percevant pas de but clair dans leur vie. Ce qui semble encore une fois refléter une désorientation dans la construction de leur identité (et qui vient exacerber leur sentiment d’exclusion sociale).
Par ailleurs, ils expriment aussi une vision fataliste face à l’avenir. Un sentiment de manque de contrôle sur leur propre existence; comme si des forces extérieures à eux contrôlaient leur destin, une vision fataliste de leur vie dans laquelle ils ont l’impression d’avoir peu de libre arbitre. Comme s’ils étaient prisonnier de cette posture peu enviable …
Ainsi, à la lumière de ces résultats, on sent un certain mal-être chez ces « incels », tout comme un besoin de se reconstituer une identité avec laquelle ils vont se sentir à l’aise. Une identité pouvant être apte à revendiquer une certaine légitimité auprès des autres autour d’eux.
Une méfiance à l’égard des institutions et des élites, du complotisme
À l’intérieur de cet espèce d’isolement psychosocial dans lequel vivent ces individus, il y a comme un monde parallèle qui se développe. Comme une mentalité paranoïaque qui rend perméable à tous les contenus complotistes auxquels ils peuvent s’abreuver (sur les médias sociaux notamment).
À titre d’exemple, deux jeunes sur trois au pays (67 %) sont d’accord avec l’énoncé suivant ...
Une frustration qui peut tout à fait trouver son exutoire dans la désobéissance civile. Une posture qui vient donner une légitimité à cette dernière … :
Ainsi, de façon générale, ces résultats laissent observer des jeunes hommes en posture de tension, tiraillés entre une défiance profonde envers la société et ses institutions, une envie forte de sortir de leur carcan personnel, une tentation de révolte contre les règles établies et une tolérance évidente envers la violence comme exutoire.
Une cassure générationnelle s’exprime fortement à travers ces résultats; comme si la société était en train « d’échapper » ces jeunes hommes, comme si on ne parvenait plus à les ralliés au consensus social commun.
Un besoin de revalorisation, de reconnaissance sociale
Ce sentiment refoulé d’être un citoyen de seconde zone s’exprime fortement à travers leur besoin aigu de reconnaissance sociale. Les résultats suivants sont très éloquents à cet égard …
Tout comme leur besoin de se pavaner avec des objets, produits ou marques qui vont stimuler leur fierté (dont ils ont tant besoin) …
Ainsi ce très haut niveau d'importance accordé par ces jeunes hommes au besoin d'être reconnus et admirés (73 % le jugent important) met en lumière une certaine vulnérabilité de leur estime de soi face au regard d’autrui. Une quête de reconnaissance qui est certainement encore une fois accentuée par les sous-cultures présentes sur les médias sociaux.
On sent vraiment ici des jeunes hommes confrontés à un dilemme identitaire. D'un côté, un fort sentiment d’exclusion de la part de la société, vis-à-vis de la place qu’ils pourraient y trouver, mais de l’autre comme un fort besoin d'approbation sociale et de reconnaissance par leurs pairs.
Comme une tension à l’intérieur d’eux-mêmes : des jeunes hommes en révolte contre le cadre social existant, mais qui paradoxalement cherchent profondément l’approbation dans ce même cadre social, ou du moins auprès de leurs pairs.
Une reconstruction compensatoire de leur identité.
Et ce, via des postures masculinistes et néo-conservatrices. Ces jeunes hommes semblent en pleine recherche de repères identitaires dans un monde duquel ils se sentent exclus.
Leur dilemme identitaire, conjugué à une perte de confiance envers les institutions et à un besoin criant de reconnaissance sociale, semble pousser une partie d’entre eux à se raccrocher à des modèles traditionnels, hiérarchisés et genrés; des modèles plus simples, moins complexes à intégrer comparativement aux identités plus multidimensionnelles que l’on retrouve dans la société d’aujourd’hui.
Ce repli néoconservateur est fort évident dans les réponses aux deux questions suivantes ...Ainsi, le fait que 57 % des jeunes hommes au pays adhèrent à l'idée que les hommes conservent des "supériorités naturelles" sur les femmes et que 55 % croient que le père doit "commander" dans sa famille exprime certainement un besoin de reconstruction compensatoire de la masculinité sur des modèles simples et traditionnels.
Une posture qui peut être interprétée comme une tentative de réaffirmer un pouvoir symbolique dans un monde où ils se sentent autrement impuissants, dévalorisés.
Cela fait écho au besoin de reconnaissance sociale observé précédemment : si l’estime de soi ne peut être renforcée par des moyens plus usuels (réussite économique, inclusion sociale, etc.), le repli sur un pouvoir masculin traditionnel devient une manière de restaurer une forme de valeur personnelle.
Un potentiel de mobilisation quand même !
On peut certainement se demander, à la lumière de ces résultats, « dans quel monde on vit » et surtout, « dans lequel on s’en va » ? (D’autant plus que plus on descend en âge, plus ce portrait « semble » s’accentuer; « semble » car nous nous devons d’être prudent sur ce sujet, nos tailles d’échantillon diminuant rapidement plus nous analysons de petits groupes de générations).
Par contre, malgré ce portrait passable hors normes socialement vis-à-vis les valeurs plus « modernes » et consensuelles qu’épouse le Canadien moyen, ces jeunes hommes expriment aussi une « face plus lumineuse » !
Ils portent en eux un potentiel humain, créatif et tourné vers l’amélioration de soi et l’expression personnelle. Ils ont besoin de se trouver un ou des buts dans la vie qui pourraient mobiliser leur énergie.
Les résultats qui suivent nous laissent observer un potentiel personnel qui ne demande que d’être harnacher …
Le fait que 87 % de ces jeunes hommes déclarent vouloir développer leur intuition et leur sensibilité, et que 80 % jugent la créativité très importante dans leurs activités quotidiennes, expriment un potentiel sous-exploité qui semble ne demander qu’à être mobilisé.
Ces jeunes sont certainement ouverts à des formes alternatives de valorisation personnelle pouvant s’imposer comme des leviers pour les aider à s’ancrer autrement dans la société que par la domination sociale ou matérielle.
Leur vif besoin de défis personnels (78 %) suggère que ces jeunes hommes aspirent à se dépasser, à mobiliser leurs ressources, à faire mieux. Ce besoin peut être orienté vers des formes positives d’engagement, d’innovation, d’entrepreneuriat, ou d’action sociale — à condition qu'on leur offre les bons contextes pour le faire.
Ils ont certainement besoin d’aide pour s’orienter, pour canaliser leur énergie, mais le potentiel est là.
En fait, on pourrait même supposer que leur masculinisme, leur néoconservatisme, leur fantasme de désobéissance civile et tout le reste n’expriment pas uniquement une certaine dysfonction sociale, mais plutôt, un cri pour une alternative de vie plus porteuse de sens !
La même logique nous laisse penser que ce « théâtre » néoconservateur dans lequel ils sont enfermés exprime plutôt la recherche d’un terrain d’affirmation.
Or, cette recherche peut emprunter les rôles et stéréotypes du passé, ou à l’inverse, des voies plus créatives, sensibles, et porteuses de transformation.
Tout dépend de l’environnement qu’on leur propose.
Des opportunités pour les marques et les institutions
Or justement, la société telle qu’elle se présente aujourd’hui à cette jeunesse semble être en manque de repères, de mythes, d’exemples pour guider ces jeunes hommes vers ces voies plus porteuses de sens (alors que les contenus de masculinité toxiques sont abondants).
On pourrait donc espérer l’émergence d’initiatives, des projets, des contenus s’adressant aux jeunes hommes au pays et visant à promouvoir des identités masculines plus modernes et inclusives, égalitaires et sensibles.
Des opportunités pour les marques et les institutions nous apparaissent ici évidentes …
On peut penser à des marques comme nouveaux repères identitaires, proposant …
1. Des modèles d’identité masculine plurielle, créative, en quête de dépassement et sensible (qu’on pense à cette pub de Gillette, aux défis sportifs de Red Bull, aux application de Nike (Nike Run Club, Training Club) qui valorisent l’amélioration personnelle et le suivi communautaire, etc.).
2. Des programmes ou partenariats autour d’initiatives de mentorat, de développement personnel et de créativité.
3. Des campagnes ou produits qui impliquent des défis personnalisés, de la ludification et de la cocréation
4. Créer des communautés ou plateformes d’ambassadeurs où les jeunes peuvent exprimer leur talent, raconter leur histoires, se valoriser entre pairs.
5. Récompenser la créativité, l’initiative, la transformation — pas seulement la performance brute ou le pouvoir d’achat.
6. Etc.
Sur le plan institutionnel, on peut aussi penser à …
1. Soutenir des lieux d’engagement où ces jeunes peuvent agir concrètement : des projets communautaires, artistiques, sportifs, environnementaux ou éducatifs.
2. Proposer des rites de passage modernes : stages, défis créatifs, expériences immersives où l’on apprend en se confrontant à soi-même — et non contre les autres.
3. Créer des alliances entre institutions et influenceurs positifs pour bâtir des récits alternatifs crédibles, incarnés et inspirants.
4. Investir dans la prévention via l’éducation, la réflexion critique, la discussion sur les genres, l’inclusion, etc.
En fait, ce ne sont là que quelques exemples d’initiatives que l’on pourrait mettre de l’avant pour faire contrepoids à tout l’environnement sociomédiatique qui conditionne ces mentalités d’incels au pays et qu’il serait souhaitable de juguler.
Une certaine urgence sociale s’exprime ici, avant que des scénarios comme celui de la série Adolescence deviennent plus fréquents ou que le taux de féminicide ne continue à progresser au pays.