Suite à mes deux derniers textes sur diverses façons de découper la population canadienne dans de grandes familles (segmentée sur les plans sociétal et de la consommation), j'ai pensé ajouter à cette série une segmentation sur nos habitudes alimentaires.
Voilà un domaine dans lequel nous observons certainement une révolution, de profonds changements dans nos attentes, besoins et habitudes. De nouveaux styles de vie alimentaires émergent, nos critères d'achat se complexifient, nos exigences se raffinent. Dans ce domaine, les spécialistes en marketing parlent de « segmentation rampante », en continuelle transformation. En fait, on peut certainement dire sans exagérer que la transformation socioculturelle de la société (l'évolution de nos valeurs) s'exprime de façon non équivoque dans nos assiettes!
De façon générale, quatre grandes « mégatendances » donnent l'allant, structurent cette transformation :
- La sophistication
- La simplification
- La santé
- La valeur
1. La sophistication
L'alimentation est devenue pour un nombre croissant d'entre nous une source d'exploration, d'expériences uniques, gratifiantes, réconfortantes (« comfort food »), ludiques et de découvertes. Bien manger devient un des plus grands plaisirs de la vie. Même faire ses courses devient une expérience agréable. On aspire à une plus grande « connexion » (symbiose?) avec nos aliments (« slow food »). On cuisine par plaisir. On expérimente des mets d'autres pays. Savourer, tout comme préparer un bon repas, sont devenus des rituels des plus appréciés.
2. La simplification
Notre rythme de vie devient aussi plus exigeant. Nos horaires plus difficiles à gérer. Conjuguer travail, vie de famille et activités personnelles devient de plus en plus un défi. Les gens ont moins le temps de faire à manger. Ils cherchent des solutions de simplification pour leurs repas. Ils veulent passer le moins de temps possible à se faire à manger. Régulièrement, ils sautent les repas. Ils se rabattent sur des substituts, sur des solutions portables. Ils grignotent. L'achat de mets tout préparés est en pleine progression et le marché est loin de répondre à la demande (trop d'offres de simplification ne répondent pas à nos exigences de sophistication et de santé).
3. La santé
La santé est en aussi un critère d'achat en pleine progression. Nous sommes ce que nous mangeons disaient les Beatles (Savoy Truffle). Les gens ont pris conscience que leurs choix alimentaires peuvent grandement influencer leur état de santé. Ils veulent réduire ou même éliminer la consommation des substances jugées potentiellement nocives (gras, cholestérol, friture, sel, sucre, etc.) et y ajouter des nutriments aux vertus bénéfiques (antioxydants, oméga 3, supers-aliments, etc.). Ils lisent la liste des ingrédients sur les produits qu'ils achètent. Ils font de plus en plus des choix santé sur les marchés de l'alimentation.
Cette tendance est aussi associée à toutes ces nouvelles philosophies de vie qui mêlent alimentation, arts de vivre à des préoccupations éthiques et écologiques (véganisme, alimentation végétalienne, etc.).
4. La valeur
Enfin, le prix des aliments devient prioritaire pour plusieurs d'entre nous; ce comme dans la plupart des catégories de produits. On cherche à payer le moins cher possible pour tout ce que l'on achète. Mais si, il y quelques années, on parlait de prix uniquement comme critère, aujourd'hui on parle de valeur. Il n'y a pas si longtemps, les consommateurs acceptaient de recevoir une qualité moindre lorsqu'ils payaient moins cher. Aujourd'hui, cette équation ne fonctionne plus : on veut ce qu'il y a de mieux au moindre prix (ce que l'on désigne en marketing par le terme de valeur).
Cinq segments de consommateurs, cinq façons de s'alimenter fort différentes
La synthèse de ces tendances, et de toutes celles qui s'y rattachent, forme ces cinq grandes familles de consommateurs au pays...
Le Sophistiqué santé (14 %) :
Une perspective de santé axée sur la limitation ou l'élimination de substances jugées impropres à des exigences de santé (gras, sucre, sel, etc.). Mais on espère quand même pouvoir profiter d'expériences gustatives savoureuses. Ces consommateurs cuisinent par plaisir, lisent sur la cuisine et expérimentent des mets d'autres pays. Une surreprésentation de femmes, de Québécois, de gens âgés de 45 ans et plus, et de gens plus scolarisés.
La proposition de valeur pour les convaincre d'acheter : très savoureux, même si sans gras, sucre, sel, etc.
Le Foodie (22 %) :
Pour ce consommateur, bien manger est un des plus grands plaisirs de la vie! Le moindre repas se doit d'être l'occasion d'un gratifiant festival de saveurs. On lit sur l'alimentation, les recettes et les coutumes d'autres cultures. On aime cuisiner, faire les courses, toucher, sentir, goûter, etc. (« polysensorialité »). On est gourmand et gourmet à la fois. Expérimentateurs, portés sur la recherche de nouvelles saveurs, tout comme sur la redécouverte de mets et de recettes traditionnelles. On note une nette majorité de femmes chez ce segment de consommateurs (seule caractéristique sur laquelle se distingue ce dernier).
La principale proposition de valeur pour les convaincre d'acheter : des saveurs exquises, de l'exploration et des découvertes.
Le Déstructuré (23 %) :
Ici, on veut le plaisir, mais sans aucun effort. Ou plutôt, on n'a pas le temps. Compte tenu de son style de vie et de ses activités (travail, famille, loisirs), ce consommateur veut réduire au minimum le temps de préparation des repas. Le style de vie alimentaire est passablement déstructuré. On saute les repas, on grignote au lieu de prendre un vrai repas, on mange des mets préparés, on fait usage de solutions portables, etc. Mais aussi, ce consommateur est très sophistiqué. Il est à la recherche de saveurs gratifiantes, uniques ou exotiques. Une surreprésentation de Canadiens anglais, d'hommes, de gens âgés de 18 à 44 ans, de foyers avec enfants, de professionnels et d'administrateurs, de gens à revenus élevés et de grandes villes.
La principale proposition de valeur pour les convaincre d'acheter : délicieux, sophistiqué, santé, rapide... et pas trop cher (même si flexibles sur le prix).
Le Gourmand nonchalant (18 %) :
Ce consommateur est assez gourmand, tout en n'exprimant aucun « appétit » pour quoi que ce soit de sophistiqué. La restauration rapide lui convient fort bien. Il veut, lui aussi, passer le moins de temps possible à la préparation des repas, l'alimentation n'étant pas un « domaine » qui le stimule particulièrement (d'où sa nonchalance). Il n'exprime aussi que fort peu de préoccupations de santé (on observe chez eux une consommation appréciable de repas industriellement transformés prêts à manger). Une surreprésentation de jeunes de moins de 35 ans et de gens ayant une faible scolarité.
La principale proposition de valeur pour les convaincre d'acheter : simple, prêt à manger, bon et pas cher.
Le Traditionnel (22 %) :
Ce consommateur aborde les marchés de l'alimentation comme si aucune des tendances des dernières années ne l'avait atteint. Il y a certainement quelques marchés d'alimentation dans lesquels il doit se sentir comme sur Mars! Il veut manger comme il a toujours mangé : les mêmes mets, les mêmes recettes, servis de la même façon. La tradition, le connu, le familier, les repères stables sont primordiaux pour lui. Manger est une stricte réponse à un besoin physiologique. Conséquemment, le prix est un critère des plus importants. Étant plutôt âgé, il exprime aussi quelques préoccupations de santé, probablement suggérées par son médecin (limiter le gras, le sucre, le sel, etc.).
La principale proposition de valeur pour les convaincre d'acheter : comme autrefois (tout en suivant les recommandations du médecin)!
La société distincte
Contrairement aux autres découpages de la population que j'ai analysés dans mes derniers textes, cette segmentation sur les mœurs alimentaires est grandement corrélée avec les caractéristiques sociodémographiques et socioéconomiques des consommateurs (comme il apparaît clairement dans la description de chacun des segments).
De plus, comme on pouvait s'en douter, le Québec se distingue des autres provinces canadiennes sur cette catégorisation des attentes et des habitudes alimentaires. Comme l'illustre le tableau suivant, on dénombre davantage de Sophistiqués santé et de Foodies au Québec, la tradition française et la Joie de vivre oblige, alors qu'on retrouve plus de Déstructurés curieux et de Gourmands nonchalants chez les Canadiens anglais, l'alimentation y étant moins prioritaire dans leur vie et plus en « concurrence » avec leurs autres activités quotidiennes.
La synthèse des tendances des dernières années
Nous ne pouvons pas toujours suivre l'évolution de nos segmentations dans le temps (les questions de nos sondages n'étant pas toujours les mêmes d'une année à l'autre). Mais pour celle-ci, nous avions exactement les mêmes outils en 2014 et en 2018, ce qui nous a permis d'en observer l'évolution.
En consultant le tableau suivant, on peut donc noter que...
Le Déstructuré curieux est en fulgurante progression, 13 points d'évolution sur quatre ans! (Ce segment combine à la fois les tendances à la sophistication, à la santé et à la simplification).
Le Sophistiqué santé est en diminution, les consommateurs étant moins prédisposés à couper sur les nutriments qui leur donnent du plaisir (préférant chercher un certain équilibre).
Le Traditionnel est en forte diminution, sa perméabilité aux tendances actuelles lui occasionnant un déclin inévitable.
Et notons enfin que le Foodie est en progression au Québec, la Joie de vivre s'y exprimant toujours avec enthousiasme dans l'assiette des consommateurs.
De formidables opportunités de marché
Même si le Québec incarne toujours la Joie de vivre, force est d'admettre que celle-ci a de plus en plus rejoint l'assiette de tous les Canadiens! La quête de plaisir des consommateurs s'exprime certainement en mangeant. Le repas devient de plus en plus un moment d'une très agréable convivialité, de partage et de gratification. Un merveilleux baume sur tous les stress de la vie!
Ces tendances offrent aussi de formidables opportunités de marchés à toutes entreprises et tous entrepreneurs qui sauront bien répondre à ces besoins croissants. Et dans ces domaines, la porte est ouverte autant à de toutes petites entreprises qu'aux géants de l'industrie.
Bon appétit!